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L'avènement de la criminologie actuarielle: nouvelle méthodologie dans l'étude du délinquant

May 11, 2021

Jehanne Dussert

Juriste NTIC, développeuse et Vice-Présidente chez 42 Artificial Intelligence

La police française : vers un changement de paradigme ?

Si le modèle de l'enquête judiciaire reste profondément ancré en France, le modèle britannique fondé sur le renseignement tend à séduire et à s'imposer comme une terre fertile en termes de recherche (Hamoir, 2019 ; Beau, 2019 ; Deprau, 2017). Il ne s'agit plus simplement d'obtenir la manifestation de la vérité, mais de l'anticiper, et ce, notamment, grâce à l'élaboration d'algorithmes d'Intelligence Artificielle (IA) nourris des données de police, favorisant la mise en place d'une criminologie actuarielle.



Le développement de la criminologie actuarielle

L'explosion d'études statistiques et probabilistes en matière criminelle à partir des données de police a conduit au développement d'un concept nouveau : celui de la criminologie actuarielle (Harcourt, 2008 ; Simon et Feeley, 1992).

La notion de criminologie actuarielle « vient du domaine de l’assurance. [...] C’est l’idée qu’on va essayer de déterminer, en utilisant des statistiques, donc en utilisant des grandes bases de données, des différences de comportements par groupe. » Harcourt, 23 avril 2008, France Culture.


Les notions de crime et de délinquant évoluent désormais, basculant vers des problématiques liées à la gestion des risques et occultant tout ou partie la question des causes de la criminalité. Le crime devient un « phénomène normal » (Durkheim, 1894) auquel la société ne peut échapper, mais dont l'étude doit être soumise à une logique prudentielle (O'Malley, 1999). Cette nouvelle forme de criminologie a pour corollaires la justice actuarielle et la nouvelle pénologie.




Le délinquant prolifique : une high-value target ?

Le délinquant prolifique, soit l'auteur le plus actif en matière de délinquance, fait l'objet d'une attention plus particulière en matière de criminologie actuarielle. Représentant une petite proportion de la population (6%) les acteurs prolifiques commettraient près des deux tiers de la délinquance (60%). En conséquence, ce profil pourrait devenir, en termes de stratégie policière, une high- value target (cible de grande valeur) à neutraliser en priorité.

L'identification de la délinquance prolifique fonde aujourd'hui la politique de l'intelligence-led policing (ILP) ou "police guidée par le renseignement", aux côtés de la détermination des hotspots et des tendances criminelles. Ce modèle, qui trouve ses origines au Royaume-Uni, a pour objectif de rationaliser et d'optimiser les moyens de police, en mettant l'accent sur la meilleure compréhension de l'environnement criminel (Ratcliffe, 2008). Cette doctrine a su faire ses preuves et dépasser ses frontières (Etats-Unis, Canada). Elle se distingue de l'evidence-based policing (EBP) ou "police guidée par les éléments probants de la recherche", car elle anticipe d'éventuelles infractions. Pour sa part, l'EBP « préconise que les interventions policières doivent s’appuyer sur les données scientifiques plus que sur l’expérience individuelle » (Barlatier, 2018) afin d'en accroître les performances. Ces deux modèles, bien que différents, peuvent s'avérer complémentaires en termes d'efficience des ressources de police, comme le démontre la politique d'Europol (CREOGN, 2018).


Le délinquant prolifique : analyse statistique d'un profil de risque

La traduction statistique de la délinquance prolifique a pour but d'évaluer la dangerosité du délinquant, de déterminer le groupe d'individus auquel il appartient, de comprendre sa manière de vivre. Il ne s'agit pas simplement de déterminer le risque individuel qu'il représente pour la société, il faut y associer un « risque contextuel » (Parent, 2013) dont la police devra tenir compte afin d'identifier le lieu probable de commission du fait criminel, et ainsi, apporter des réponses préventives voire répressives adaptées, afin d'en minimiser les conséquences.

Si ce modèle de policing présente un intérêt certain en termes de prévention, ses détracteurs dénoncent les risques de biais cognitifs et de discriminations statistiques. Les populations constituant l'underclass étudiée par Simon et Feeley (1992), c'est-à- dire les populations noires et hispaniques aux Etats-Unis habitant des zones pauvres, y sont considérées comme le noyau dur de dangerosité, transcription algorithmique d'un ethnocentrisme bien ancré. L'approche sociologique française la définit, quant à elle, comme étant plus largement « une minorité urbaine qui accumule les critères de la mise en marge dans certains quartiers » (Avenel, 1997). Cette marginalité interroge quant à la quantité d'acteurs prolifiques issus de l'underclass, « au vu du potentiel collectif qu’elle représente en termes de délinquance » (Slingeneyer, 2007).

Si des travaux relatifs à l'étude du renseignement criminel se développent, plus particulièrement dans les pays anglo-saxons, ce sujet représente un formidable gisement de recherche à exploiter en France. La notion de délinquance prolifique, représentant l'un des piliers fondateurs de l'ILP, reste fortement méconnue et n'a, pour l'heure, jamais été mise en lien avec le concept de stratégie policière de high- value target et l'approche sociologique d'underclass.

En définitive, plusieurs difficultés se dégagent du concept de délinquance prolifique :


1. Axe sociologique et légitimité du concept : la notion de délinquance prolifique a-t-elle une portée utile ?

Les retombées positives d'une statistical discrimination de l'underclass justifient-elles la mise en place d'un système imparfait ?


2. Axe criminologique et pertinence du concept : peut-il participer à l'orientation utile de l'activité de renseignement en France ?

Les méthodes actuarielles et prudentielles dans le renseignement criminel sont-elles une solution opérationnelle pour neutraliser et réduire la délinquance prolifique en France ? Poursuivent-elles un objectif disciplinaire (Foucault) ou un ciblage de la délinquance (Ratcliffe) ?


3. Axe éthique et limites du concept : l'acteur prolifique peut-il être considéré comme un simple "risque" pour la société ?

L'humanité du délinquant est-elle maintenue en criminologie actuarielle et prudentielle ? La notion d'underclass ne représente-t-elle pas le renouveau d'un déterminisme à travers un profiling racial et social automatisé voire une surveillance de masse de certaines populations ? L'underclass peut-elle être considérée comme un foyer de délinquants prolifiques ?

Sonia DESMOULIN-CANSELIER – Daniel LE MÉTAYER (2 février 2020) « Décider avec les algorithmes - quelle place pour l'Homme, quelle place pour le droit ? » ;

Clement HAMOIR (13 novembre 2019) « Le renseignement et la gendarmerie nationale : enjeux et perspectives » ;

Francis BEAU (1er avril 2019) « Le renseignement au prisme des sciences de l'information » ;

Europol, Note numéro 33 du Centre de Recherche de l’École des Officiers de la Gendarmerie Nationale (avril 2018) « Le renseignement européen et la doctrine d’action policière de l’intelligence-led policing » ;

BARLATIER, J. (2018) « Le navire et la boussole, sur la nécessité de combiner la pratique policière et la recherche empirique », revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, 2018/04, pp. 398-404 ;

Alexis DEPRAU (29 novembre 2017) « Renseignement public et sécurité nationale » ;

Geneviève PARENT (mai 2013) « L’explication de la délinquance prolifique : l’importance de l’interaction entre le risque individuel et le risque contextuel » ;

Thibaut SLINGENEYER (2007) « La nouvelle pénologie, une grille d’analyse des transformations des discours, des techniques et des objectifs dans la pénalité », Champ pénal/Penal field, Vol. IV;

Bernard HARCOURT (15 décembre 2006) « Against Prediction : Profiling, Policing, and Punishing in an Actuarial Age » ;

O’MALLEY P., (1999) « Volatile Punishments : Contemporary Penality », Theoretical Criminology, 3, 175-196 ; MALCOLM M. FEELEY, JONATHAN SIMON (novembre 1992) « The new penology: notes on the emerging strategy of corrections and its implications » ;

Avenel Cyprien. In: Sociologie du travail, 39e année n°2 (Avril-juin 1997) pp. 211-234 « La question de l'underclass des deux côtés de l'Atlantique » ;

WOLFGANG, M. , R. M. FIGLIO , and T. SELLIN (1972) Delinquency in a Birth Cohort. Chicago: Univ. of Chicago Press ;

Émile Durkheim (1894) « Le crime, phénomène normal ».

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